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jacques sapir - Page 11

  • Re(ma)niements...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un point de vue de Jacques Sapir, cueilli sur son site RussEurope et consacré aux objectifs visés par François Hollande à l'occasion de la constitution du nouveau gouvernement...

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    Re(ma)niements

    Le « nouveau » gouvernement, issu du remaniement ministériel annoncé ce mercredi 2 avril, pose un problème du rapport de la forme et du fond. Que ce problème soit à ce point évident que nombre de commentateurs l’évoquent est un symptôme de la crise de démocratie que nous connaissons aujourd’hui.

     

    Ce gouvernement a une apparence…

     

    Dans la forme, ce gouvernement pourrait laisser espérer un changement de politique. Certes, il y a une (grosse) dimension de jeu des chaises musicales, avec seulement deux entrants. Certes, il y a eu beaucoup de dosage et un gros souci de préserver les équilibres internes au Parti Socialiste et l’on comprend que, derrière les coups de menton et les déclarations tonitruantes, le gouvernement de Manuel Valls est en réalité plus proche de la IVème République que de la Vème. Il n’en reste pas moins que, sur le papier, ce gouvernement est intéressant. Après tout, la dimension de volontarisme politique et économique est bien mise en évidence par la présence non seulement d’Arnaud Montebourg à un porte-feuille renforcé, la promotion de Benoît Hamon, mais aussi la présence de Mme Ségolène Royal. On peut aussi remarquer que le Premier ministre avait en son temps longuement hésité à approuver le projet de Traité Constitutionnel, et n’avait voté « oui » au référendum de 2005 que par « discipline de Parti ». Son ministre des Affaires Étrangères, M. Laurent Fabius avait quant à lui voté « Non », ainsi qu’Arnaud Montebourg et Benoît Hamon. Il est donc vrai que, sur le papier, on peut considérer que ce gouvernement est bien préparé à la négociation.

     

    C’est même pourquoi il a donc été constitué. On va donc (et l’on a commencé dès mercredi 2 avril) à nous « vendre » ce gouvernement comme un gouvernement de combat par rapport à Bruxelles qui, soit dit en passant avec le départ de Pierre Moscovici, devient de plus en plus un dépotoir pour Ministres remerciés… Il faudrait donc inventer un néologisme, ne plus dire « limoger» [1] mais « bruxelliser ». C’est l’un des paradoxes actuels de la politique française qui veut que plus on est soumis aux différentes décisions de l’Union Européenne plus ces institutions ne servent qu’à recaser les bras cassés. Chacun appréciera, à sa façon, ces pratiques.

     

    D’ailleurs, le Ministre des Finances, dont le portefeuille est désormais séparé de celui de l’Économie, M. Michel Sapin, a tout de suite affirmé qu’il irait « négocier » le rythme de retour aux grands équilibres avec la Commission. Mais, en réalité, on voit bien qu’après quelques joutes verbales relevant plus de la posture que du fond, après l’obtention de quelques miettes tout au plus, le gouvernement s’inclinera. D’ailleurs, Bruxelles peut agiter d’autres dossiers, et ne manquera pas de la faire : qu’il s’agisse du statut de la RATP et de la SNCF ou de ce que l’on prétend être des « subventions indues » de la Poste… S’il était question de réellement négocier avec Bruxelles, ce gouvernement, et le Président, commencerait par construire un rapport de force, par exemple en indiquant ce qui se passerait si la France n’obtenait pas satisfaction.

     

    Mais il a une réalité…

     

    En fait, derrière les mots il y a une réalité : ce gouvernement n’est là que pour la mise en scène, le spectacle. Il va s’agiter (faisons confiance pour cela à Manuel Valls) tandis que va se mettre en place un « pacte de responsabilité » qui se traduira par un démantèlement un peu plus poussé de la sécurité sociale pour des avantages tout à fait marginaux pour les entreprises. On parlera beaucoup du nouveau « pacte de solidarité » évoqué par le Président de la République dans son allocution du lundi 31 mars. Mais, compte tenu de l’ampleur des économies que l’on se propose de faire, pas moins de 50 milliards d’euros, on peut franchement douter qu’il soit autre chose qu’un leurre. Et, dans la réalité, c’est bien de cela qu’il s’agit. Il faut leurrer les Français, pour les élections européennes et même après, leur faire prendre les vessies de la politique austéritaire pour les lanternes d’une politique de lutte contre le chômage qu’ils ont pourtant appelé de leurs vœux en votant, et même en ne votant pas, aux élections municipales.

     

    Ce gouvernement va donc chercher à nous faire croire qu’il est critique par rapport à l’Europe, voire qu’il serait peut-être même eurosceptique. Balivernes ! La vérité est que le Président est incapable de penser en termes d’un rapport de force. Nous le savons depuis l’élection de 2012. S’il avait voulu, comme il le prétendait à l’époque « renégocier » ce qui devint le TSCG, ce que l’on appelle le Pacte Budgétaire Européen ou le Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance, il aurait procédé à un référendum et se serait appuyé sur son résultat pour négocier. Mais, c’était prendre le risque d’une rupture européenne, ce dont il ne voulait, et ne veut encore, à aucun prix. Il a donc su se présenter à Bruxelles en position de faiblesse, la tête sur le billot, et n’a obtenu qu’un ridicule codicille dont nous pouvons mesurer depuis 18 mois toute l’inanité. Bien entendu, il arrive que la France obtienne sur des points mineurs quelques satisfactions. Mais, elles sont rapidement vidées de leur sens par des mesures européennes ultérieures.

     

    L’enjeu démocratique.

     

    C’est là que gît le problème politique. Non pas tant dans le sens donné à la politique du pays, même si cette politique est suicidaire, même si la seule solution – et chaque jour des voix nouvelles le reconnaissent et la réclament [2] – serait une sortie de l’Euro. Ce point a déjà été largement développé sur ce carnet, et dans un livre datant de 2012 [3]. Le point est essentiel, et une sortie de l’Euro est la condition nécessaire tant pour une relance immédiate de l’économie française que pour un changement d’orientation bien plus général, mais ce n’est pas ici celui qui nous occupe. Le problème politique vient de ce qu’un Président choisisse consciemment d’avancer masqué sur un point absolument essentiel de la politique du pays, et qu’il se soit trouvé 8 femmes et 8 hommes, dans ce gouvernement, pour être connivents de cette pratique. Que François Hollande soit intimement persuadé que les mérites supposés et potentiels de l’Euro l’emportent sur ses inconvénients bien réels est son droit. Qu’il pense que pour sauver l’Euro il faut infliger à la France, et aux pays de l’Europe du Sud une dramatique austérité qui brise leur économie et qui condamne des millions de personnes au chômage et à la misère est son droit. Qu’il pense qu’une structure technocratique, la Commission européenne, est plus à même de décider des orientations économiques que le Parlement français est son droit. Mais, son honneur d’homme politique voudrait qu’il défende ses orientations en pleine lumière. Au-delà de la question d’honneur personnel, il y a un principe intangible de la démocratie. Celle-ci suppose que, de manière récurrente, il soit procédé à des vérifications par l’intermédiaire d’un vote. Ce vote ne porte pas sur des personnes, mais sur des politiques, même si ces dernières s’incarnent, bien entendu, dans des femmes et des hommes, à la condition qu’ils prennent et assument leurs responsabilités. Or, rien de tout cela n’est mis en place. Avec un gouvernement-leurre, on cherche sciemment à tromper les Français, et ce faisant on brise le cadre même de la démocratie.

     

    Tel est le reproche que l’on doit faire au Président de la République, et à son Premier Ministre. Qu’ils ne soient, ni l’un ni l’autre des hommes de gauche n’est pas en question. Ils ont tout à fait le droit d’avoir leur conviction et leurs opinions ; ils ont même en réalité le devoir de les défendre si l’on pense que la démocratie est, justement, une bataille de convictions. Mais, ce dont ils n’ont pas le droit, c’est de tromper le peuple souverain, c’est de se réfugier dans ces formules profondément anti-démocratiques de « pédagogie » et de « déficit d’explication » pour outrepasser leurs échecs électoraux. Ils auront beau se lamenter sur l’abstention et la crise de la démocratie, ils en sont à la source, ils en sont l’origine même. C’est par leur pratique haïssable de la politique qu’ils détruisent pierre à pierre l’édifice qui s’est construit depuis 1789 et qui fut, de multiples fois, refondé, la dernière étant par la Résistance et lors de la libération du territoire en 1944, il y aura cette année soixante-dix ans.

     

    Ils attirent sur leur tête, et sur les nôtres par voie de conséquence, la foudre du désordre civil et de l’insurrection. Qu’ils cessent de s’étonner du climat de guerre civile froide qui règne aujourd’hui en France : ils en sont la cause. L’alliance d’une crise de légitimité et de pratiques manipulatrices à grande échelle, combinées à des injustices sociales criantes, est le chemin le plus court et le plus sur vers des révoltes de grande ampleur, et à terme vers une révolution. Il nous reste peu de temps pour tenter d’éviter les désordres qui immanquablement accompagneront une telle issue. Il faudra pour cela sanctionner à nouveau, et avec toute la force et la détermination possible, ce gouvernement lors des élections européennes du 25 mai prochain.

    Jacques Sapir (RussEurope, 3 avril 2014)

     

    Notes :

    [1] Expression qui date du premier conflit mondial où, en 1914, le maréchal Joffre assigna à résidence des généraux et des officiers d’état-major qu’il avait relevés de leur commandement et dont l’incompétence était trop criante…

    [2] Comme par exemple quatre journalistes économiques, Franck Dedieu, Benjamin Masse-Stamberger, Béatrice Mathieu et Laura Raim. Casser l’euro pour sauver l’Europe, Les liens qui libèrent, Paris, 232p.

    [3] Sapir J., Faut-il sortir de l’Euro ?, Le Seuil, Paris, 2012.

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  • Référendum en Crimée...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue solidement argumenté de Jacques Sapir, cueilli sur son blog  RussEurope et consacré au référendum organisé en Crimée à propos du rattachement à la Russie.

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    Référendum en Crimée

    Les résultats du référendum ont confirmé la volonté d’une majorité de la population de la Crimée de rejoindre la Russie. Ils ont aussi confirmé l’incapacité des dirigeants, qu’ils soient français ou de l’UE et des Etats-Unis, de saisir la nature de ce vote. On rappelle donc dans le texte qui suit quelques points d’importance.

    1. La Crimée fut attribuée administrativement de la Russie à l’Ukraine dans le cadre de l’URSS en 1954. Ceci ne fit l’objet d’aucun vote des populations concernées. Lors de la dissolution de l’URSS en 1991, il fut admis que la Crimée resterait dans l’Ukraine, moyennant la reconnaissance de son statut de république autonome et le respect de la constitution.

    2. Il y a eu, à la suite de 21 février 2014, une interruption de l’ordre constitutionnel en Ukraine. Ceci est reconnu par les pays occidentaux qui qualifient le gouvernement de « révolutionnaire ». Ceci découle surtout du fait que nulle autorité qualifiée (la Cour Constitutionnelle étant dissoute par le nouveau pouvoir) n’a constaté la vacance du pouvoir. Le nouveau gouvernement est d’ailleurs loin de représenter tous les Ukrainiens, comme on aurait pu s’y attendre logiquement. C’est donc une autorité de fait.

    3. À la suite de cela, les autorités de la République Autonome de Crimée ont considéré que cela créait une nouvelle situation, dans laquelle les droits de la Crimée n’étaient plus garantis, et ont décidé la tenu du référendum du 16 mars. Leur décision est donc une réaction à la rupture de l’ordre constitutionnel à Kiev. Elle n’est ni légale ni illégale dans la mesure où cet ordre constitutionnel n’existe plus. Qualifier le référendum d’illégal du point de vue de la loi ukrainienne est donc une profonde sottise et montre de la part des dirigeants qui utilisent cet argument une incompréhension totale des principes du Droit.

    4. Du point de vue du Droit international, deux principes s’opposent, l’intangibilité des frontières et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Si les pays qui aujourd’hui s’opposent au référendum avaient fait pression pour que le gouvernement de Kiev remette son pouvoir à un gouvernement de concorde nationale, réunissant toutes les parties en présence, ils auraient eu quelques droits à faire valoir le principe de l’intangibilité. Mais, ayant choisi de reconnaître unilatéralement un gouvernement ne représentant qu’une partie de la population, ils ne peuvent plus user de cet argument sans contrevenir directement au second argument, celui sur le droit des peuples. L’argument d’une illégalité du point de vue du droit international tombe alors de lui-même en raison de la carence des pays soulevant cet argument à faire valoir la nécessité d’un gouvernement de concorde national en Ukraine qui seul, avec une assemblée constituante, aurait été en mesure d’offrir une issue légale à cette crise.

    5. Dans ces conditions, la seule position possible était de demander la présence d’observateurs officiels pour ce référendum. Cela ne semble pas avoir été fait. Les observateurs (députés du Parlement Européen) présents le sont donc en leur nom personnel. Ils disent ne rien avoir vu de scandaleux. Cela laisse cependant planer un doute sur les conditions de tenue du scrutin, mais ce doute provenant de l’attitude même des pays occidentaux, il doit profiter aux autorités de la République Autonome de Crimée. Ce vote, dans les faits, semble s’être tenu dans les conditions habituelles pour l’Ukraine.

    6. On notera dans le cas de la France que les dirigeants qui aujourd’hui contestent le référendum en Ukraine sont ceux qui n’ont pas voulu reconnaître le résultat du référendum de 2005 et l’ont remplacé par un traité (le Traité de Lisbonne) qui ne fut pas présenté au peuple. Ces mêmes dirigeants on accepté le referendum séparant Mayotte des Comores et rattachant cette île à la France. Ces deux faits soulignent que la légitimité de la position de ces dirigeants sur la question du référendum de Crimée pourrait être facilement mise en doute.

    7. Il convient maintenant de regarder l’avenir. Il ne fait guère de doute que la Russie reconnaîtra le référendum, même si – en théorie – elle peut toujours refuser l’adhésion de la Crimée. Le problème qui va être posé dans les semaines qui viennent est celui des provinces de l’Est de l’Ukraine ou des incidents mortels se multiplient. Toute tentative d’imposer une solution par la force risque de conduire à la guerre civile. Il est donc urgent que toutes les parties prenantes à cette crise, et ceci vaut pour les pays européens comme pour la Russie, exercent une pression conjointe sur les autorités de Kiev pour qu’elles constituent un gouvernement de concorde nationale réunissant tous les partis, pour qu’elles désarment les groupes extrémistes et qu’elles mettent sur pied les élections à une assemblée constituante. La signature de tout accord international par ce gouvernement ne saurait engager que lui-même. L’Union Européenne irait contre le droit si elle signait avec lui un quelconque traité.

    Jacques Sapir (RussEurope, 16 mars 2014)

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  • Les snipers de la semaine... (78)

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    Au sommaire cette semaine :

    - sur son blog Bonnet d'âne, Jean-Paul Brighelli rafale rageusement la Gauche morale et ses projets de discrimination positive...

    Discrimination positive

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    - sur RussEurope, Jacques Sapir descend Pierre Moscovici  et Jean-Marie Colombani, serviteurs d'un pouvoir aux abois...

    Ce que Sartre aurait appelé des "saloperies"

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  • La guerre civile froide ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jacques Sapir, cueilli sur son blog RussEurope et consacré à l'ambiance d'avant-guerre civile qui règne en France en ce début d'année.

     

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    La guerre civile froide ?

    Les dernières péripéties, pour ne pas dire les galipettes, de François Hollande ont eu tendance à masquer un instant le sérieux de la situation dans le pays en ce début d’année. Il est vrai que notre Président casqué se rendant à la nuit dans le lit de sa blonde rejoue, mais sur le mode dérisoire et un peu ridicule, les grands mythes de l’Antiquité. Le fait que ce lit soit dans un appartement d’une personne liée au gang de la Brise de Mer ajoute ici ce qu’il faut de sordide à la parodie. L’important n’est cependant pas là ; mais l’important existe bien.

    On peut se demander si, en France, nous ne vivons pas actuellement les prémices d’une guerre civile. Cette question, en apparence absurde, mérite cependant d’être posée à la vue des événements que l’on a connus ces dernières années. Dans une note datant de l’automne 2012, j’évoquais la possibilité de la crise de légitimité du pouvoir. Nous y sommes désormais. L’année 2014 risque fort d’être marquée par une accumulation de mouvement sociaux dont la convergence mettrait directement en cause le pouvoir. Or, la crise de légitimité a ceci de particulier qu’elle pose directement la question non pas de la politique suivie, que l’on peut en fonction de ces opinions considérer comme bonne ou mauvaise, mais du fait que le pouvoir soit habilité à mener une politique. C’est pourquoi il faut s’attendre à ce que la contestation du pouvoir puisse prendre un tour violent dans le cours de cette année.

    En fait, l’exercice du pouvoir, la Potestas, dépend de sa légitimité que lui confère l’Auctoritas. Ces notions, habituelles sous la plume des juristes d’inspiration chrétienne, ne sont pourtant nullement liées obligatoirement à cette sphère. On comprend bien, même intuitivement, la nécessité de séparer la capacité à exercer un pouvoir politique de la légitimité, ou de la justesse, qu’il y a à le faire. Il n’est donc pas nécessaire d’être chrétien, ni même de croire en Dieu, pour remarquer la pertinence de la distinction entre Auctoritas et Potestas.

    Cette question est d’habitude passée sous silence, parce que nul ne conteste la légitimité du pouvoir, surtout d’un pouvoir issu d’institutions qui sont en théorie démocratiques. Mais, force et de constater que l’opposition au pouvoir, qu’elle vienne de la droite ou de la gauche, est désormais moins une opposition à ce que fait ce pouvoir qu’un opposition à sa capacité même à faire.

    La violence politique, fille de l’illégitimité

    La vie politique française est en effet marquée depuis quelques années par une incontestable montée du niveau des affrontements, qu’ils soient verbaux, symboliques, et parfois même physiques. Nous vivons, en réalité, l’équivalent des prémices d’une guerre civile « froide », qui menace à chaque instant de se réchauffer. L’ex-Président, Nicolas Sarkozy, en a fait l’expérience durant son mandat, et en particulier à partir de 2009-2010. Il fut l’objet d’attaques dont le caractère haineux ne fait aucun doute, et qui provenaient – ce fait est à noter – tant de la gauche, ce qui peut être compréhensible, que de la droite. On a mis ces attaques sur le compte du « style » imposé par ce Président, dont les dérapages verbaux et les outrances étaient légions, et qui tendait à ramener toute action, et donc tout mécontentement, à lui seul. Ce n’était pas pour rien que l’on parlait d’un « hyper-président », rejetant – au mépris de la constitution – son Premier ministre dans l’ombre. Cependant, l’élection de son successeur, François Hollande, se présentant comme un Président « normal », n’a rien changé à cette situation. On peut, par ailleurs, s’interroger sur le qualificatif de « normal » accolé à Président. La fonction présidentielle est tout sauf « normale ». Que le style de l’homme puisse se vouloir « modeste » est plausible, surtout après les outrances, et les Fouquet’s et Rolex de son prédécesseur. Mais il faut bien constater que rien n’y fit. L’opinion, jamais charmée par l’homme qui dès son élection n’a pas eu « d’état de grâce » comme les autres Présidents, s’en est rapidement détournée. Le voici au plus bas des sondages, voué aux gémonies sans avoir jamais été encensé. Tout est prétexte, à tort ou à raison, à reproches et critiques. Il se voit désormais contester par certains la possibilité même de gouverner. Comme son prédécesseur, il fait l’objet de critiques dévastatrices parfois même dans son propre camp politique qui vont bien au-delà de sa simple personne. Les mouvements sociaux, qui sont naturels dans un pays et dans une société qui sont naturellement divisés, prennent désormais des dimensions de plus en plus violentes et radicales. Après la « manif pour tous », voici les « bonnets rouges ».

    On a dit, et ce n’est point faux, que la présence de la crise, la plus significative que le capitalisme ait connu depuis les années 1930, expliquait cette tension. Mais, même si cette crise est exemplaire, le pays en a connu d’autres depuis les années 1980. Il faudrait, pour retrouver ce même état de tension, revenir à la fin des années 1950 et à la guerre d’Algérie. Mais l’on sait, aussi, que la IVème République était devenue largement illégitime. De même, on explique souvent, et pas à tort, qu’Internet est devenu un lieu ambigu, entre espace privé et espace publique, qui est particulièrement propice à la libération d’une parole autrement et autrefois réprimée. Cette explication, même si elle contient sa part de vérité, ne tient pourtant pas face à la spécificité de la crise française. En effet, les effets d’Internet sont les mêmes dans tous les pays développés. Or, du point de vue de la violence politique, pour l’instant essentiellement symbolique, mais dont on pressent qu’elle pourrait se développer en une violence réelle, il y a bien une différence entre la France et ses voisins. Il faut donc aller chercher plus en amont les sources de cette radicalisation et surtout voir qu’au-delà de l’homme (ou des hommes) – aussi ridicule voire haïssable qu’il puisse être – elle touche à la fonction et au système politique dans son entier. Nous vivons, en réalité, une crise de légitimité.

    Cette crise se manifeste dans le fait que l’on conteste non plus la politique menée, ce qui est normal en démocratie, mais l’exercice même de la politique tant par l’UMP que par le PS. Désormais la distinction, largement factice la plupart du temps, entre le pouvoir et le pays réel, devient une réalité. Cette opposition n’est pas sans rappeler celle entre « eux » et « nous » (Oni et Nachi) qui était de mise dans les régimes soviétiques lorsque le système a commencé à se bloquer. Toute personne qui a travaillé sur les dernières années du système soviétique, tant en URSS que dans les pays européens, ne peut qu’être sensible à cette comparaison. La perte de légitimité était, là, liée à la combinaison de problèmes économiques (la « stagnation ») et politiques, dont l’origine vient de l’écrasement du réformisme soviétique à Prague en août 1968.

    En France, cette perte de légitimité du système politique et du pouvoir, dont nous voyons les effets se déployer de manière toujours plus désastreuse devant nos yeux, a une cause et un nom : le référendum de 2005 sur le projet de constitution européenne. Les référendums sur l’Europe ont toujours été des moments forts. Contrairement à celui sur le traité de Maastricht, où le « oui » ne l’avait emporté que d’une courte tête, le « non » fut largement majoritaire en 2005 avec 55% des suffrages. Pourtant, ce vote fut immédiatement bafoué lors du Traité de Lisbonne, signé en décembre 2007 et ratifié par le Congrès (l’union de l’Assemblée nationale et du Sénat) en février 2008. De ce déni de démocratie, qui ouvre symboliquement la Présidence de Nicolas Sarkozy, date le début de la dérive politique dont nous constatons maintenant la plénitude des effets. La démocratie dite « apaisée », dont Jacques Chirac et Lionel Jospin se voulaient être les hérauts, est morte. Nous sommes entrés, que nous en ayons conscience ou pas, dans une guerre civile « froide ».

    La souveraineté, la légitimité et la légalité

    Ce déni a réactivé un débat fondamental : celui qui porte sur les empiètements constants à la souveraineté de la Nation et par là à la réalité de l’État. Ces empiètements ne datent pas de 2005 ou de 2007 ; ils ont commencé dès le traité de Maastricht. Mais, le déni de démocratie qui a suivi le referendum de 2005 a rendu la population française plus réceptive à ces questions. Ceci est aussi dû à l’histoire politique particulière de notre pays. La construction de la France en État-Nation est un processus qui remonte en fait au tout début du XIIIème siècle, voire plus loin. On peut prendre comme événement fondateur la bataille de Bouvines (27 juillet 1214), qui a marqué le triomphe d’un roi « empereur en son royaume » face à ces ennemis, les  trois plus puissants princes d’Europe (Othon IV de Brunswick, Jean Sans Terre et Ferrand de Portugal). La culture politique française a intégré ce fait, et identifie le peuple et son État. Plus précisément, le processus historique de construction de la souveraineté de la Nation française n’a été que l’autre face du processus de construction de la communauté politique (et non ethnique ou religieuse) qu’est le peuple français1 . À cet égard, il faut comprendre à la fois la nécessité d’une Histoire Nationale, fondatrice de légitimité pour tous les pays, et le glissement, voire la « trahison » de cette histoire en un roman national. Suivant les cas, et les auteurs, ce « roman », qui toujours trahit peu ou prou l’histoire, peut prendre la forme d’un mensonge (du fait des libertés prises par ignorance ou en connaissance de cause avec la réalité historique). Mais ce mensonge est nécessaire et parfois il est même salvateur en ceci qu’il construit des mythes qui sont eux-mêmes nécessaires au fonctionnement de la communauté politique. Toute communauté politique a besoin de mythes, mais la nature de ces derniers nous renseigne sur celle de cette communauté.

    La souveraineté est indispensable à la constitution de la légitimité, et cette dernière nécessaire pour que la légalité ne soit pas le voile du droit sur l’oppression. De ce point de vue il y a un désaccord fondamental entre la vision engendrée par les institutions européennes d’une légalité se définissant par elle-même, sans référence avec la légitimité, et la vision traditionnelle qui fait de la légalité la fille de la légitimité. Cette vision des institutions européennes aboutit à la neutralisation de la question de la souveraineté. On comprend le mécanisme. Si le légal peut se dire juste par lui-même, sans qu’il y ait besoin d’une instance capable de produire le juste avant le légal, alors on peut se débarrasser de la souveraineté2. Mais, sauf à proclamer que le législateur est omniscient et parfaitement informé, comment prétendre que la loi sera toujours « juste » et adaptée ? Ceci est, par ailleurs le strict symétrique de la pensée néoclassique en économie qui a besoin, pour fonctionner et produire le néo-libéralisme, de la double hypothèse de l’omniscience et de la parfaite information3. La tentative de négation si ce n’est de la souveraineté du moins de sa possibilité d’exercice est un point constant des juristes de l’Union Européenne. Mais ceci produit des effets ravageurs dans le cas français.

    La question de l’identité

    Dès lors, une remise en cause de la souveraineté française prend la dimension d’une crise identitaire profonde mais largement implicite, pour une majorité de français. Dans cette crise, les agissements des groupuscules « identitaires » ne sont que l’écume des flots. Les radicalisations, qu’elles soient religieuses ou racistes, qui peuvent être le fait de certains de ces groupuscules, restent largement minoritaires. Les Français ne sont pas plus racistes (et plutôt moins en fait…) que leurs voisins, et nous restons un peuple très éloigné des dérives sectaires religieuses que l’on connaît, par exemple aux États-Unis.

    Mais, le sentiment d’être attaqué dans l’identité politique de ce qui fait de nous des « Français » est un sentiment désormais largement partagé. La perte de légitimité de ceux qui exercent le pouvoir, qu’ils soient de droite ou de gauche, peut se lire comme un effet direct de l’affaiblissement de l’État qui découle de la perte d’une partie de sa souveraineté. On mesure alors très bien ce que la légitimité doit à la souveraineté. Non que l’illégitimité soit toujours liée à la perte de souveraineté. Des pouvoirs souverains peuvent s’avérer illégitimes. Mais parce qu’un pouvoir ayant perdu sa souveraineté est toujours illégitime. Or, la légitimité commande la légalité. On voit ici précisément l’impasse du légalisme comme doctrine. Pour que toute mesure prise, dans le cadre des lois et des décrets, puisse être considérée comme « juste » à priori, il faudrait supposer que les législateurs sont à la fois parfaits (ils ne commettent pas d’erreurs) et omniscients (ils ont une connaissance qui est parfaite du futur). On mesure immédiatement l’impossibilité de ces hypothèses.

    Pourtant, considérer que le « juste » fonde le « légal » impose que ce « légal » ne puisse se définir de manière autoréférentielle. Tel a d’ailleurs été le jugement de la cour constitutionnelle allemande, qui a été très clair dans son arrêt du 30 juin 2009. Dans ce dernier, constatant l’inexistence d’un « peuple européen », la cour arrêtait que le droit national primait, en dernière instance, sur le droit communautaire sur les questions budgétaires. Il est important de comprendre que, pour la cour de Karlsruhe, l’UE reste une organisation internationale dont l’ordre est dérivé, car les États demeurent les maîtres des traités4, étant les seuls à avoir un réel fondement démocratique. Or, les États sont aujourd’hui, et pour longtemps encore, des États-Nations. C’est la souveraineté qu’ils ont acquise qui leur donne ce pouvoir de « dire le juste ». Bien sûr, un État souverain peut être « injuste », ou en d’autres termes illégitime. Mais un État qui ne serait plus pleinement souverain ne peut produire le « juste ». De ce point de vue, la souveraineté fonde la légitimité même si cette dernière ne s’y réduit pas.

    Ceci permet de comprendre pourquoi il faudra revenir sur ces trois notions, Souveraineté, Légitimité et Légalité, à la fois du point de vue de leurs conséquences sur la société mais aussi de leur hiérarchisation. Ces trois notions permettent de penser un Ordre Démocratique, qui s’oppose à la fois à l’ordre centralisé des sociétés autoritaires et à l’ordre spontané de la société de marché. Il peut d’ailleurs y avoir une hybridation entre des deux ordres, quand l’ordre planifié vient organiser de manière coercitive et non démocratique le cadre dans lequel l’ordre spontané va ensuite jouer. C’est d’ailleurs très souvent le cas dans la construction de l’Union européenne dont la légalité est de plus en plus autoréférentielle. La notion d’Ordre Démocratique assise sur la hiérarchisation des Souveraineté, Légitimité et Légalité aboutit à une critique profonde et radicale des institutions européennes. Mais le problème ne s’arrête pas là. En effet, il nous faut aussi penser ces trois notions hors de toute transcendance et de toute aporie religieuse, car la société française, comme toutes les sociétés modernes, est une société hétérogène du point de vue des croyances religieuses et des valeurs. C’est pourquoi, d’ailleurs, la « chose commune », la Res Publica, est profondément liée à l’idée de laïcité, comprise non comme persécution du fait religieux mais comme cantonnement de ce dernier à la sphère privée. Voici qui permet de remettre à sa juste place le débat sur la laïcité. Cela veut aussi dire que la séparation entre sphère privée et sphère publique doit être perçue comme constitutive de la démocratie, et indique tous les dangers qu’il y a à vouloir faire disparaître cette séparation. Mais, parce qu’il a renié les principes de cette dernière, parce qu’il vit en réalité dans l’idéologie du post-démocratique, notre Président est bien le dernier qui ait le droit de s’en offusquer.

    Jacques Sapir (RussEurope, 12 janvier 2014)

     

    Notes :

    1. On se reportera ici au livre de Claude Gauvart, Histoire Personnelle de la France – Volume 2 Le temps des Capétiens, PUF, Paris, 2013. []
    2. Maccormick, Neil, Questioning Sovereignty, Oxford, Oxford University Press, 1999 []
    3. Sapir, Jacques, Les trous noirs de la science économique, Paris, Albin Michel, 2000. []
    4. M-L Basilien-Gainche, L’Allemagne et l’Europe. Remarques sur la décision de la Cour Constitutionnelle fédérale relative au Traité de Lisbonne, CERI-CNRS, novembre 2009, http://www.sciencespo.fr/ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/files/art_mbg.pdf []
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    François Hollande, le chômage et la réalité

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    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par Jacques Sapir le 10 décembre 2013 au site Contre la Cour, et consacré à la sortie de l'euro et à ses conséquences...

     

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